Le monde de Morbiflette

La Bourlingueuse

Extrait du livre "La Bourlingueuse" de Selva Gourcy

Selva Gourcy est sociétaire adjoint de la Société des Auteurs Dramatiques à Paris et membre de l'Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Caen. "La bourlingueuse" est son 8ème ouvrage publié aux Editions Humussaire.

C'est un livre insolite que je n'ai pas encore fini de lire. Je ne connaissais pas cet auteur mais une chose est sure : j'adore son style. Allier l'humour au mot maladie était osé et périlleux. Selva nous offre en fait une belle leçon de vie.

La maladie : "... adore être cajolée dans le sens du poil, elle jubile, se gonfle, prend de l'importance, on ne peut plus la tenir. Ne lui faisons pas trop d'honneur. Ne lui permettons pas de faire de nous son esclave consentant."

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Chapitre : Conversation à propos d'une porte

"Tu as fait ton temps", m'a-t-elle fait remarquer sans le moindre ménagement  et depuis j'ai courbé les épaules, mortifiée, sachant bien qu'il fallait m'attendre à tout. Ce qui naturellement n'a pas traîné.

Ma pelotte dévidée, mon temps à bout de souffle, restait à trouver le prétexte pour me tuer. Une maladie suffisamment efficace étant le mode d'emploi le plus communément pratiqué, je ne pouvais guère prétendre échapper à l'usage. Mais...

"Tout de même, tu aurais pu choisir autre chose. Je ne sais pas, moi... Quelque chose de moins... de plus... Tiens, mon ancienne maladie, par exemple ! Elle me plaisait mieux, j'y étais habituée."

-C'était un essai, il n'a pas réussi

-Le camélia est une jolie fleur pour la boutonnière... Quant à mourir, autant que ce soit d'une mort romantique.

-Tu es trop difficile, osa-t-elle me dire. Et comme je semblais vouloir répliquer encore, elle crut devoir hausser le ton :

-Tous les mêmes ! Ce genre de doléance me rebat les oreilles. Plus vous avez duré, plus vous renâclez à quitter la scène. IL faut bien employer les grands moyens.

-Les portes de sortie ne manquent pas pour celui qui se trouve atteint par la limite d'âge. Pourquoi m'attribuer justement celle qui me convient le moins ?

Toujours son insolence à me couper la parole :

-Qu'importe la porte ! L'une ou l'autre, elles ouvrent toutes sur la même sortie.

-Sortir en beauté, moi, tout de même, je préfère.

-Etant donné l'endroit où l'on t'emmène, ce n'est qu'un détail de ton histoire. Si l'on devait tenir compte des préférences de chacun ! Tu devrais le savoir, nous ne pratiquons pas le sur-mesure.

-Aucun choix, c'est vrai, pas même celui de nos naissances. On nous jette dans un monde dont nous n'avons pas voulu et qui n'a de cesse, à peine entrés, que de nous foutre à la porte.

-Pas si vite, quand même ! Dans la plupart des cas, on attend.

-Au prix de quelle vigilance ! A peine arrivés, tous coupables, tous condamnés jusqu'au bout du chemin :"Allez, dégage, on t'a assez vu, il est temps de laisser la place !" Va-et-vient abominable : toujours éliminer et toujours il en arrive.

-Toujours il en arrive de vos inventions, de vos voitures pour ne citer qu'elles, merveilleuses machines à broyer qui ne cessent de faire leurs preuves. Que vous êtes coopératifs pour nous fournir la matière première ! Rien ne vous arrête. Production insensée que vous ne savez contrôler, sur-production, vous débordez de partout, proliférez, proliférez... Que voulez-vous qu'on fasse de vous à la fin ?

-Oui, il faut bien renouveler le stock. Les pantins que nous sommes s'accrochent tant bien que mal à une vie qu'on s'acharne à nous disputer. Et pour finir, quand on parvient à la mener à un terme raisonnable, cette vie si chèrement gagnée, loin de se voir remettre une médaille, que nous est-il offert pour cette performance ? Le saut dans le vide, obligatoire et sans élastique.

-Il reste l'autre côté

-La surprise ? je ne suis pas curieuse.

-Moi, toute ce que tu dis là...Tu t'emballes, tu t'emballes... Je ne suis qu'agent de fonction. Moi non plus je n'ai pas le choix. J'applique la la loi, c'est tout.

-Une loi dont l'auteur se cache, tant il a honte. Quant à trouver un responsable chez les agents de fonction... Je te ferai seulement remarquer qu'il a oublié quelque chose, ton supérieur, une petite chose laissée par mégarde, parcelle de liberté pour le choix de notre porte de sortie..."

Là, même si elle n'est pas bien fine, quelque chose l'alerta. Peut-être, en tant que fonctionnaire, a-t-elle vraiment des comptes à rendre ? En tout cas, rester maître de la situation fait partie de ses prérogatives, si l'on en juge par sa brusquerie à me couper une fois de plus la parole :

-Attends !

Elle attendit elle-même un peu. On eût dit qu'elle cherchait à reprendre son souffle.

-Tant qu'il y a de la vie... dit-elle tout bas, comme à regret, et apparemment elle avait employé un mot qui avait du mal à passer, car je l'entendis se racler la gorge et soupirer longuement avant d'ajouter enfin ces paroles surprendantes :

"Rien n'est définitif et le bois de ta porte est peut-être encore sur l'arbre."

La métaphore me laissa pantoise. Quand je repris mes esprits, elle me parut empreinte d'une certaines mansuétude, voire d'une promesse, comme si elle m'avait signifié clairement :"Tu n'es pas sans le savoir, nos moyens ne sont pas toujours infaillibles, il arrive même qu'ils ratent complètement, à cause surtout de ces grands diables blancs que tu ne connais que trop et qui ne cessent de s'agiter, nous embrouiller, détraquer nos pendules, tant et si bien qu'à notre tour il nous faut ruser, compliquer leur tâche, falsifier leurs calculs, pour tout dire changer notre fusil d'épaule en usant d'un autre choix, souvent plus radical, vu l'urgence. L'un de nos ennemis a pu jurer de te "sortir de là", comme s'il existait d'autre sortie que la mienne ! Seule peut changer la porte et aussi le temps pour y parvenir. Il se peut que ta porte te paraisse un jour un peu mieux capitonnée, plus à ta convenance. Quant au temps, tu verras bien."

En somme, si je me fie à cet exposé, je peux me considérer en période d'essai, quelque chose comme un stage, un apprentissage avant les affaires vraiment sérieuses. Peut-être aussi puis-je espérer une vraie chance, celle -puisqu'il faut tomber- de tomber mieux la prochaine fois.

De toute façon, de quoi se sentir réconfortée, assurément.



13/06/2008
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